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L’automne à vif des artistes libanais invités en France

Il y a deux ans, le duo de metteurs en scène libanais Lina Majdalanie et Rabih Mroué recevait une invitation du Festival d’automne. Un honneur. A chacune de ses éditions, l’événement culturel parisien, qui se déroule de la fin de l’été aux premiers jours de l’hiver, invite des artistes pour un « Portrait ». Soit une rétrospective de leur travail ainsi qu’une carte blanche afin d’imaginer de nouvelles créations. Choisir le tandem était « une évidence », estime Francesca Corona, directrice artistique du festival : « Leurs spectacles innovent sans cesse et leurs propositions sont uniques. »
Depuis ses débuts, dans les années 2000, le couple installé à Berlin ne cesse de travailler sur son pays d’origine, son histoire récente, la guerre, l’intrication toujours plus complexe de divers conflits. « Traiter du Liban comme sujet nous a procuré de la joie et de la douleur. C’est ce dont nous savons parler. Nous nous sentons légitimes », estiment Lina Majdalanie et Rabih Mroué, respectivement 58 et 57 ans ce jour d’octobre. Cette matière première a toujours nourri leurs pièces, qui prennent des formes diverses, utilisant notamment le son ou la vidéo. Il peut s’agir de fiction classique, mais aussi de propositions plus expérimentales, comme des « conférences non académiques », mêlant exposés théoriques et performances. En tout, quatorze spectacles différents, dont deux nouveaux, sont programmés dans les divers lieux du ­festival jusqu’en décembre.
Le 23 septembre, tout a basculé. Les forces armées israéliennes ont déclenché leur offensive au sud du Liban et le théâtre a été percuté par ­l’actualité. Un télescopage qui s’est également retrouvé dans le travail de deux autres invités du Festival d’automne : le Jordanien vivant à Beyrouth Lawrence Abu Hamdan, concepteur d’une création sonore sur le fracas des avions de l’État hébreu dans l’espace aérien libanais, et Ali Cherri, artiste né à Beyrouth et vivant en France, qui présente une performance plus abstraite, Le Livre de la boue.
Evoquer chaque soir sur scène un pays à 4 000 kilomètres de là qui, au même moment, est bombardé, est « violent, évidemment violent », expliquent Lina Majdalanie et Rabih Mroué. « Chaque soir apporte son lot de nouvelles terribles, décrivent-ils. On passe nos journées à essayer de suivre heure par heure ce qui se passe là-bas. Et, le soir, le spectacle commence. » Quand ils sont sur scène ou en régie à suivre la pièce, leurs téléphones sont toujours coupés. « La représentation est le seul moment où on prend une distance avec ce qu’il se passe, où le temps s’arrête. » A peine le salut final effectué, ils se connectent à nouveau pour se tenir au courant.
En plusieurs décennies de carrière, la réalité les a déjà rattrapés plusieurs fois. « La guerre est un puits sans fond. Rien n’est nouveau. Chaque événement amène une nouvelle couche de complexité », soulignent-ils. En 2019, ils avaient ainsi imaginé, en collaboration avec le musicien et artiste graphique Mazen Kerbaj, Borborygmus, un spectacle sur leur désillusion devant l’état du monde, et notamment l’échec des « printemps arabes ». Un désenchantement qui coïncidait avec le début des manifestations populaires en réponse à la catastrophe économique au Liban. « Le désarroi de la pièce rencontrait celui des citoyens. »
Mais la situation n’est jamais la même. Et cet automne 2024 est plus complexe, plus désespéré, encore. Ils évoquent certains de leurs collaborateurs, dont la venue en France était prévue de longue date. La plupart des vols ayant été annulés, ils se demandent s’ils ­pourront entreprendre le voyage. Francesca Corona cite aussi les « trois musiciens de la performance de Lawrence Abu Hamdan qui vivent dans le Golan, dans les territoires syriens occupés par Israël, comme ils définissent eux-mêmes leur zone d’habitation, qui n’ont pas pu venir. Leur périple était infiniment complexe et dangereux. » Au sujet de la complexité administrative pour faire venir des artistes issus de zones dangereuses, elle tord le cou à « l’idée réactionnaire que ces derniers en profiteraient pour rester en France » : « Au contraire, ils sont tous terrifiés par la pensée d’être cloués ici. »
Lina Majdalanie et Rabih Mroué vivent à Berlin depuis 2013. Au cours de la décennie précédente, leur pays avait déjà enduré ­l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri (2005), un conflit avec Israël (2006), les affrontements armés entre le Hezbollah et le gouvernement (2008)… « Ce qui faisait la richesse culturelle et intellectuelle de Beyrouth avait disparu. Tout le monde était parti. Nos amis, nos interlocuteurs ne se comptaient plus que sur les doigts d’une main. » Mais l’exilé ne part jamais vraiment. Tous les jours, le couple continue de tressaillir à chaque information, chaque mention d’un bombardement. « Il y a une brutalité particulière à être loin de son pays en guerre, une angoisse permanente qui n’est pas la même que celle de nos proches là-bas. Un effroi sourd et diffus. »
Voilà pour la dimension humaine. Mais le désarroi touche aussi l’objet même de leur travail. Francesca Corona estime que « Lina et Rabih ne proposent pas des solutions, mais ils nous invitent à réfléchir, ils nous donnent des outils pour penser ». Ainsi de leurs pièces sur l’histoire de leur pays, où ils s’essaient à confronter les visions diverses d’une même situation. « Pour Israël et le monde occidental, le 7 octobre 2023 a été un traumatisme. Mais il faut comprendre que, dans la communauté chiite libanaise pro-Hezbollah, le 27 septembre 2024, date de la mort d’Hassan Nasrallah [chef de l’organisation pro-iranienne] a eu un effet similaire. C’est notre rôle d’artistes que de raconter les lectures différentes. » Et d’ajouter : « La réflexion ne peut pas se faire dans l’urgence. Or l’histoire du Moyen-Orient est celle d’une urgence permanente et donc d’une impossibilité de penser. »
Le Festival d’automne n’est pas le seul événement culturel confronté à cette problématique. « Le Liban est un pays dont nous sommes très proches », explique Christophe Leparc, directeur de Cinémed, le Festival international du cinéma méditerranéen, de Montpellier, dont la prochaine édition se tiendra du 18 au 26 octobre. Depuis trois ans, un partenariat a été noué avec Aflamuna, une ONG établie à Beyrouth, qui défend le cinéma arabe. Chaque année, nombreux sont les cinéastes libanais à trouver dans ­l’Hérault un public, voire des financements grâce à des bourses d’aide au développement.
Cette année sont programmés des courts- et longs-métrages notamment signés par Myriam El Hajj, Ali Cherri et le duo Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. « Tous vivent en Europe ou sont de passage en ce moment, donc ils pourront être présents. » Selon Christophe Leparc, directeur de Cinemed, cet étrange télescopage entre création artistique et actualité a nourri toute l’histoire du festival. « Par le passé, dans des situations similaires, la réception des œuvres a été très forte et les échanges avec le public ont été bouleversants. Les cinéastes viennent avec leurs angoisses, leur douleur. Le temps du festival, ils ne sont pas seulement des citoyens d’un pays en guerre, mais des créateurs dont la parole est précieuse. Ils comprennent que ce qu’ils font n’est pas vain. »
Clément Ghys
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